La disposition Dvorak
A l'origine de la disposition des touches
Les concepteurs des premières machines à écrire, au XVIIIème siècle, ont été confrontés à un problème mécanique. Chaque touche du clavier actionnait un percuteur qui venait frapper la feuille ; or, lorsque deux percuteurs mitoyens étaient actionnés successivement, cela pouvait bloquer le mécanisme par chevauchement. La solution fut alors de disposer les touches du clavier de façon que les lettres qui se suivent le plus souvent dans la langue soient espacées ; cela a donné la fameuse disposition dite « QWERTY », décrivant les 6 premières lettres anglophone.
Au milieu des années 1930, cependant, August Dvorak, un ingénieur américain, fait le constat que la disposition des touches n’a pas évoluée, alors que la contrainte technique n’existe plus. Il met donc au point une nouvelle disposition, basée sur quelques règles d’ergonomie simples. Ce qu’il constate ensuite est surprenant : après une période d’adaptation de quelques semaines, l’opérateur tape plus vite à la machine, il fait moins de fautes de saisie et il est moins susceptible de développer des troubles musculosquelettiques qu’avec la disposition originale.
Interrogation sur la disposition
Cette nouvelle disposition a connu depuis de nombreuses adaptations et optimisations. En France, il y a notamment toute une communauté autour du « bépo ». Et il y a eu des ruptures technologiques qui auraient pu être l’occasion de s’adapter. Mais pourquoi n’a-t-on pas changé ?
Cette histoire est souvent utilisée pour illustrer la « dépendance au sentier », théorie décrivant comment les choix techniques d’un moment donné ont une influence sur tous les choix futurs. Ici, cette histoire nous intéresse parce qu’elle met également en évidence quelques mécanismes remarquables sur d’adoption de tout changement.
Posons-nous un instant la question de savoir si nous serions prêts à adapter une disposition Dvorak ou équivalente. Si l’idée peut sembler intéressante, nous devrions rapidement faire face à plusieurs problèmes.
Les problèmes à résoudre
A titre individuel, le premier problème est celui des moyens. Concrètement, comment ferais-je si je décidais de basculer dans une nouvelle configuration du clavier ? Pour convertir un ordinateur standard, il faut installer un logiciel spécifique (pilote) et coller des autocollants sur les touches du clavier. Pour des ordinateurs portables, la tâche peut s’avérer complexe et désastreuse en termes d’ergonomie. Sans compter la dépendance aux spécificités et mises à jour des systèmes d’exploitation qui nécessitent des manipulations complémentaires.
La question du temps
Le second problème est celui du temps, c’est-à-dire du bon moment pour effectuer la transition. Pour tous les ceux qui utilisent un clavier quotidiennement, la période d’adaptation de plusieurs semaines est un frein évident. Il faudrait choisir la bonne période, en évitant les moments de nos vies professionnelles où une baisse de rapidité et de précision serait préjudiciable. On imagine mal une telle transition en pleine préparation d’un rapport au Conseil d’Administration de notre employeur, par exemple.
Les finalités
Le troisième problème est celui du sens et des finalités. D’une part, au vu de l’investissement nécessaire, comment puis-je être sûr de faire le bon choix ? Autrement dit, comment puis-je m’assurer que je profiterai moi-même des bénéfices annoncés et que je ne suis pas simplement influencé par de bons communicants ? D’autre part, si ces bénéfices s’avéraient, y aurait-il de nouvelles attentes ? Dans un environnement professionnel, la mise à disposition d’un environnement de travail plus performant pourrait s’accompagner d’exigences de productivité plus élevée. J’ai ainsi besoin de m’assurer des avantages, du sens et des attentes réelles avant de pouvoir me lancer pleinement dans le changement.
Et au niveau collectif ?
Ces trois problèmes prennent une dimension particulière lorsque la préoccupation n’est plus individuelle mais collective. Quels moyens sont mis en œuvre pour favoriser le changement ? Avons-nous choisi la bonne temporalité, c’est-à-dire à la fois le bon moment et le bon rythme ? Sommes-nous sûrs que les objectifs du changement de disposition de clavier sont clairs, compris et intégrés ? Sur ce dernier point, vont entrer en considération des questions de confiance et d’authenticité des rapports dans le collectif ; elles pourront être déterminantes dans l’adoption du changement.
Conclusion sur les changements
En conclusion, la décision de changer de dispositions des touches d’un clavier peut être assez compliquée à prendre. Cette difficulté met bien en évidence les multiples facettes d’un choix collectif, d’un changement. De plus, elle apporte un autre regard sur la notion de résistance au changements, phénomène par lequel on généralise souvent les freins jugés illégitimes aux transformations proposées, aux progrès. L’adoption d’un changement est un processus qui nécessite – au moins – trois dimensions à expliciter : les moyens mis en œuvre, le temps (à la fois le moment et la durée) et la clarification du sens et des finalités.
En généralisant cette situation anecdotique à tout processus de transformation (et notamment les processus de changements numériques), on se rend compte que la qualité propre de l’objet du changement est loin d’être suffisante pour garantir son intégration dans un environnement.