Levez les freins irrationnels du changement
Une persistance des croyances malgré tout
Au début des années 1950 dans l’Etat de l’Illinois aux Etats-Unis, un collectif s’est formé autour de la croyance que la Terre allait subir un cataclysme. Cette croyance était alimentée par les échanges supposés de Dorothy Martin, leur leader, avec des extraterrestres. Ils lui annonçaient qu’ils allaient détruire la Planète le 21 décembre 1954 ; un vaisseau viendrait cependant chercher et sauver les membres du culte la veille de la catastrophe.
Le jour J, le groupe s’est fidèlement isolé au lieu convenu. Mais la destruction de la Terre n’a pas eu lieu. Toutefois, au lieu de se dissoudre complètement en reconnaissant l’échec de la prophétie, une partie du groupe s’est au contraire renforcée en " inventant " une nouvelle croyance : les extraterrestres ont finalement décidé de sauver la Terre grâce à leur ferveur collective.
Le psychologue Leon Festinger avait infiltré la communauté dans l’objectif de mieux comprendre les mécanismes de groupe. Grâce à cette expérience, il a développé une théorie de la dissonance cognitive. Cette théorie décrit comment les individus et les groupes peuvent réagir face à des contradictions.
Qu’est-ce que la dissonance cognitive ?
Pour appréhender et comprendre leur environnement, les individus et les groupes se construisent des idées sur ce que l’ils pensent avoir acquis, appris, compris ou ressenti sur soi, les autres et le monde. Ces « cognitions » portent sur tous les domaines d’activité humaine, qu’elles soient liées à l’identification d’un danger vital, à une orientation politique, à la bonne façon d’organiser un travail ou encore à l’influence de l’homme sur l’environnement. Ces cognitions sont importantes, notamment parce qu’elles influencent les opinions et les conduites.
La dissonance cognitive survient alors lorsqu’un individu ou un groupe est confronté à des informations nouvelles et contradictoires par rapport à certaines de leurs cognitions. Ce que Leon Festinger a mise en évidence, c’est que cette dissonance génère de l’inconfort, voire de la souffrance psychologique.
Les stratégies d’atténuation de la dissonance
En réaction à cette situation psychologiquement inconfortable, les individus vont mettre en place des stratégies d’atténuation de la dissonance, de manière spontanée et souvent inconsciente. Autrement dit, l’apparition de la dissonance fait naître des pressions qui visent à la réduire.
Ces pressions peuvent être de différentes natures. L’individu peut d’abord être dans le déni de la cognition dissonante, ou limiter son importance. Il s’agit ici de relativiser la nouvelle information, voire de douter de sa véracité. Un adepte des sports extrêmes pourrait par exemple nier les statistiques sur les risques encourus au cours de sa pratique.
Le second type de réaction à la dissonance cognitive est l’étayage, c’est-à-dire l’ajout de nouvelles cognitions venant renforcer les attitudes initiales. Notre adepte des sports extrêmes pourrait alors insister sur son propre plaisir, plus important que les risques, ou mettre en avant sa propre maîtrise qui le mettrait à l’abri de tout danger.
Le troisième type de réaction est le changement d’attitude. C’est tout simplement le cas lorsque la pression de la dissonance cognitive est tellement forte que l’individu change ses pratiques, pour se mettre en accord avec ses nouvelles cognitions. Pour notre adepte des sports extrêmes, il s’agirait alors de cesser ces activités dangereuses.
Les stratégies mises en place vont dépendre de la magnitude de la dissonance, c’est-à-dire de son importance (et donc de l’inconfort qu’elle génère). Le tissus social et relationnel va également jouer un rôle crucial dans la perception et la gestion de la dissonance.
De la difficulté de changer
Cette théorie, renforcée par de nombreuses expériences de terrain, met en évidence la difficulté, pour les individus et les groupes, d’appréhender des éléments nouveaux qui sont en désaccord avec les cognitions existantes, les représentations préalables.
Ce n’est pas que l’individu cherche volontairement à conserver ses idées. Le mécanisme est plus naturel, spontané et irrépressible. Il est lié au fonctionnement même de notre cerveau. Pour des questions de cohérence, d’appréhension du monde, et d’équilibre personnel.
Et, par conséquent, ce mécanisme montre que le processus de changement ne peut pas se réduire à des discours simplistes. Si vous voulez accompagner le changement en profondeur, et pas seulement en apparence, vous devez parfois aller au-delà des seuls arguments, informations. Vous devez construire un dispositif qui permette la transition par exemple en limitant progressivement la magnitude des dissonances.
Et concrètement ? Comment faciliter les transitions ?
Plus le changement est profond, plus la rupture est radicale. En d’autres mots plus la dissonance risque d’être importante, plus il est efficace de savoir accompagner le processus.
La première étape est bien sûr une prise de conscience de la réalité psychosociologique. Savoir identifier ou entendre les représentations collectives, les perceptions et mêmes les croyances est un facilitateur évident. Il ne s’agit pas de conforter ou valider les cognitions existantes, mais bien d’en accepter l’existence, d’en reconnaître l’importance dans les attitudes que l’on observe.
Idéalement, il s’agit ensuite de construire un environnement de coproduction de nouvelles cognitions. Et c’est pour cela que les méthodologies de conduite du changement inclusives, participatives ou collaboratives, sont si efficaces dans la durée. La prise de décision, lorsqu’elle est sincèrement collective, a un effet d’engagement : lorsque des groupes construisent une décision, ils valident profondément les – nouvelles – cognitions que cette décision implique.
Conclusion
La notion de dissonances cognitives révèle donc l’existence d’attitudes spontanées susceptibles de générer des résistances. La prise en compte de ces dissonances est alors une méthode efficace pour faciliter les transformations.
Certes, l’exercice n’est pas simple. Rien n’est donné d’avance, rien n’est visible, rien n’est conscient, rien n’est quantifié. De plus, la sensibilité à une dissonance cognitive va dépendre des situations, mais aussi des personnes. Et il existe aussi des stratégies de résistance tout à fait conscientes et délibérées.
Mais la puissance des dissonances cognitives reste un phénomène qui peut être déterminant, que la conduite du changement doit parvenir à mettre en évidence et canaliser.
Références
Festinger, Riecken et Schachter. Whenprophecy fails, Pinter & Martin Ltd 2008
Festinger. Une théorie de dissonance cognitive, Enrick B édition, 2017